The Jungle Book of Indian Democracy

<< This preprint—SMUR version—is a book review published in the journal La Vie des idées. The SMUR version is archived on Academia.edu (incl. keywords). The citation can be downloaded from the Hal repository. This complies with the access policy of the journal. The original title of the article is: “Les marcheurs de la nuit” (Link: here). The book reviewed is: Alpa Shah, 2022, Le livre de la jungle insurgée. Plongée dans la guérilla naxalite, traduit de l’anglais par Celia Izoard, Éditions de la dernière lettre, 2022, 348 p., 24 €. [Nightmarch : A Journey into India’s Naxal Heartlands. London : Hurst Publishers, 2020.]
Table of contents
1.Gyanji : le vœu pieux du grand soir / 2.Vikas : le cauchemar éveillé / 3.Somwari : un rêve arcadien ? / 4.Pour aller plus loin

« La marche dans la nuit » : cela aurait pu être la traduction littérale française du livre Nightmarch de l’anthropologue Alpa Shah. À sa place, le titre judicieux Le livre de la jungle insurgée insiste sur le mot jungle comme pour mieux nous inviter à nous plonger dans les forêts difficiles d’accès de la ceinture tribale de l’Inde. C’est là que s’abrite la guérilla maoïste naxalite, un nom qu’elle tire du village d’où elle a émergé à la fin des années 1960. D’abord centré autour de luttes contre les féodalités agraires de fait et la défense des castes d’intouchables (Singh 2004, Jaoul 2011, Cabalion 2014, Kunnath 2018, Naudet et Tawa-Lama Rewal 2018), le mouvement naxalite (ou naxal) s’est progressivement concentré sur la protection des droits des adivasis, ces populations tribales qui habitent des espaces forestiers difficilement accessibles par la fédération indienne et son mille-feuille étatique. Incarné depuis 2004 par le CPI(Maoist), ou Parti Communiste d’Inde (Maoïste) en français, le naxalisme est par extension un terme utilisé par le parti nationaliste hindou au pouvoir pour dénigrer les oppositions politiques issues d’autres traditions de la gauche indienne (Shah 2022).

Si la « jungle » d’Alpa Shah délimite son terrain d’enquête, elle constitue également un terrain d’expérimentation narratif visant à restituer le quotidien de la lutte armée naxalite. Le flou englobant de la jungle a ici une fonction heuristique, celle de reléguer au second plan un catalogue de phénomènes socio-politiques spécifiques qui portaient son premier livre (Shah 2010), et qui pourraient perdre le grand public. Ainsi, il est moins question de la répression étatique paramilitaire, des migrations saisonnières des adivasis, des rouages d’extractivisme miniers du « marché de protection » de la guérilla maoïste (Shah 2006a,b), de l’administration locale ou encore du rôle de certains acteurs — tels que les militants des droits des tribaux (Shah 2013a ; Sundar 2013). Si ces omissions délibérées sont audacieuses — tout comme le déplacement de la très documentée revue de la littérature sur le mouvement en annexe, elles permettent néanmoins à Alpa Shah d’épurer son récit afin de se concentrer sur les trajectoires de vie de personnes-clés du mouvement. Il en résulte une somptueuse ethnographie politique et militante. L’auteure nous invite à repenser l’intimité de la relation entre participants et populations civiles comme force centrifuge des mouvements insurrectionnels armés (chapitre 11, voir également Shah 2013b).

La préface éclairante de Naïké Desquesnes, traductrice et éditrice de l’ouvrage, souligne que le titre français est une allusion explicite au Livre de la jungle de l’Anglo-Indien Rudyard Kipling. Cette évocation n’est pas fortuite tant le texte d’Alpa Shah s’inscrit dans ce que Clifford Geertz appelle l’« étrange romance entre l’anthropologie et la littérature » (2003). Les personnages centraux du livre ne sont en effet pas qu’une somme de trajectoires biographiques, ils sont chacun une allégorie, une « incarnation » (ch. 20) des traits les plus saillants du naxalisme. Le fil du récit nous renvoie au titre original Nightmarch, c’est à dire à la marche de 250 km sept nuits durant, réalisée par Alpa Shah et un escadron mobile de ‘maos’ pour rejoindre une base dans l’état du Jharkhand (p. 111-12). À la lumière du travail d’Alpa Shah, je reprends ici le procédé discursif du livre en présentant ses enjeux et ceux du maoïsme en Inde en général au travers de trois des parcours de vie exposés.

Gyanji : le vœu pieux du grand soir

Gyanji est un leader du mouvement naxalite qu’il a rejoint il y a plus de 30 ans. Il est non seulement l’interlocuteur principal d’Alpa Shah (283 mentions), mais également une caution idéologique du mouvement et de ses contradictions. Avant son arrestation en 2010 ou 2011 (p. 294-95), Gyanji insistait déjà sur les contradictions de la lutte armée et du recours à violence, dont les préoccupations logistiques occupent l’essentiel de l’effort politique au détriment de la politisation des cadres et des sympathisants (p. 230). Le désenchanté Gyanji est l’épitome d’une génération de naxalites éduqués et de haute caste ayant fait le choix de renoncer aux privilèges inhérents aux classes moyennes auxquels ils appartenaient.

Ici, le mécanisme qui sous-tend l’engagement militant est celui du « déclassement » (p. 315), consistant en une dilapidation de capitaux symboliques et économiques dans le but de rendre la représentation des plus démunis légitime (Martelli 2021). Ainsi, tout oppose Gyanji aux autres membres tribaux : il est hautement diplômé, parle anglais couramment, et son projet de vie a longtemps été de devenir un ascète yogi afin de tourner le dos aux inégalités du monde matériel (p. 139). Lors de la conférence annuelle Malinowski de 2012 du département d’anthropologie de la London School of Economics, Alpa Shah a lié l’utopisme de l’avant-garde naxalite à sa capacité à subvertir (en la politisant) la démarche personnelle d’ascèse propre à la piété hindoue (Shah 2014). La recherche d’une libération individuelle extra orbem de type religieux serait donc substituée chez les anciens leaders par une aspiration à une libération collective (p. 140). Dans ce contexte, le marxisme de Gyanji peut être compris comme une théologie séculaire dont le radicalisme politique repose sur des notions de pureté et de sacrifice aux côtés des opprimés.

Vikas : le cauchemar éveillé

Si Gyanji est le docteur Jekyll du Maoïsme indien, Vikas est son Mr Hyde, ou plutôt le monstre de Frankenstein, comme l’appelle volontiers Gyanji (p. 233). Membre d’une tribu traditionnellement associée aux métiers de la forge, le comportement de Vikas était « innocent et respectueux » à son arrivée chez les maos (p. 209-10). Le récit révèle cependant que Vikas fut progressivement gagné par l’appât du gain, lui permettant d’acquérir voiture coûteuse et nouvelle maison et de célébrer somptueusement son deuxième mariage sans pour autant se séparer de sa première femme (ch. 13). Il semblerait que Vikas se soit servi régulièrement sur l’impôt révolutionnaire qu’il levait au nom des naxalites auprès des entrepreneurs de la région en échange d’une protection de leur activité. Dans son premier livre sur le naxalisme, Alpa Shah reprenait le concept de « bien à double tranchant » du politiste américain Charles Tilly (2010 [1985]) pour décrire ce type de racket basé sur une protection forcée. Cette notion n’apparaît plus dans son deuxième ouvrage et in fine, le lecteur devra se reporter à d’autres études pour affiner sa compréhension des mécanismes coercitifs de la méthode de financement des naxalites, par ailleurs peu étudiée (D’Souza 2009, Miklian 2012, Roy 2021).

Il n’en demeure pas moins que l’auteure attribue aux naxalites une grande responsabilité dans le remplacement des valeurs traditionnelles d’horizontalité tribale par une avidité capitaliste typique des castes supérieures et commerçantes non-tribales du reste de l’Inde. Le naxalisme en zones adivasi aurait importé de l’extérieur une forme de corruption morale dont Vikas serait l’archétype. Nous reviendrons sur cette contradiction entre égalitarisme de principe des maos et inégalités de fait à la lumière de la trajectoire de vie de Somwari. Vikas est finalement, lui, tué par une brigade naxale après avoir fait défection et monté une milice anti-maos. Ces va-et-vient entre maoïstes et un banditisme proche des paramilitaires illustrent ainsi la porosité entre révolutionnaires et forces étatiques. Cette réalité nuance par là-même les interventions précédentes d’Alpa Shah. Dans ces dernières elle montrait en effet que les tribus Mundas cherchaient à tout prix à se prémunir des sarkari people—les représentants de l’état—tels que les gardes forestiers, les élus, la police et l’armée (2007).

Somwari : un rêve arcadien ?

Pour Alpa Shah le cas de la tribale Oraon Somwari cristallise la critique de la morale patriarcale du leadership naxalite. L’auteure prolonge ainsi le travail des chercheuses Mallarika Sinha Roy (2010) et Srila Roy (2012) sur cette question. En tant qu’hôte d’Alpa Shah lors de son terrain d’enquête, Somwari a une relation compliquée avec les naxalites envers qui elle conçoit progressivement de la méfiance voire de l’hostilité. Elle supporte mal les humiliations qui lui sont infligées de la part d’autres adivasis plus jeunes qu’elle, notamment celles du Front de Libération des Femmes des naxalites venues, au nom des violences faites aux femmes, casser ses jarres de vin de fleurs du Madhuca (p. 260-61). À la suite d’événements similaires, l’auteure réalise que les cadres maoïstes valorisent des notions genrées propres aux hautes castes, telles que la pureté par l’abstinence de consommation d’alcool et la criminalisation de la sexualité hors mariage. Le cas de Somwari, qui est forcée de célébrer la mémoire de la révolutionnaire allemande Clara Zetkin lors de la journée internationale de la femme, et ce sans contrepartie pour sa journée de travail perdue, donne à voir l’effort de déculturation à marche forcée des coutumes locales, qualifiées d’ « arriérées » par le leadership Naxalite (p. 262-63).

À la lumière du cas de Somwari, l’auteure va plus loin : elle voit dans les socialisations tribales les jalons d’une société plus égalitaire et moins genrée, comprenant entre autres une répartition plus juste des tâches domestiques et productives (p. 73-4). Alpa Shah a précédemment appelé ces fragments de contre-société tribale des « espaces arcadiens » (Shah 2010, Épilogue) à la suite du philosophe marxiste Walter Benjamin (2002). Dans une note sur les contradictions inhérentes au mouvement naxalite, à la toute fin de Nightmarch—et malheureusement absente de la traduction française, Alpa Shah note que le leadership naxalite a « négligé le fait que les sociétés parmi lesquelles ils opèrent ont des relations de genre plus égalitaires que celles d’où ils viennent » (Shah 2018, p.180).

Il reste toutefois à se demander dans quelle mesure les structures morales et politiques des adivasis — que l’auteure a ailleurs nommé « régime sacral » (2007, 2013b)[1]peuvent être pensées séparément de celles des sociétés qui les entourent et avec qui ils interagissent régulièrement. Les maos seraient pour l’auteure le vecteur principal de la corruption des valeurs et des modes de socialisation des indigènes, minimisant par là même d’autres sources potentielles d’hybridation culturelle. Une de ces sources de contact avec l’extérieur est le commerce traditionnel de la feuille de tendu, très prisée en Inde dans l’enrobage des cigarettes bidî (Teltumbde et Sen 2011, Sundar 2016).

Alpa Shah a dénoncé tout au long de sa carrière l’essentialisme des travaux sur l’indigénéité en Asie du Sud, et en particulier leur tendance à représenter l’adivasi comme un autre radicalement différent de par sa vénération de la nature et de la terre sur laquelle il est enraciné (Shah 2010, 2012). Comme le note Uday Chandra (2013), le militantisme des droits tribaux ne fait pas que dénoncer à juste titre la destruction des forêts des adivasis ; il prête également aux modes de vies indigènes une intention post-matérialiste, écologiste et romantique reposant sur l’amour d’une nature sacralisée.[2] Mais si nous réifions le tribal en lui faisant porter un projet d’écologie politique qu’il n’a pas, quid du féminisme que l’auteure veut faire porter par Somwari ? Cette dernière finira par quitter les naxals avant de rejoindre une secte Hindoue nationaliste (p. 293). Même si Alpa Shah fait elle-même preuve d’utopisme en entrevoyant dans les cultures adivasis un potentiel d’altérité radicale à la culture dominante des classes moyennes indiennes, elle saisit sur le vif les paradoxes de l’autre utopie politique de cette histoire : celle du naxalisme. Le livre de la jungle insurgée démontre ainsi avec sensibilité et brio qu’à l’ombre de l’utopie, c’est le spectre de la dystopie qui se tapit.

[1] Communément appelés parha dans la tribu Oraon ou munda-manki dans la tribu Munda, ces systèmes de gouvernance constituaient selon Alpa Shah des régimes d’autorité de type sacré où se mêlent étroitement politique, économie et rituels religieux (Shah, 2013b, p.104).

[2] Voir également la critique formulée par Emma Mawdsley (1998).

Pour aller plus loin

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